CHAPITRE VIII

 

 

 

 

Il patrouillait à basse altitude depuis trois quarts d’heure, au nord de l’autoroute qui va d’Aix à Nice. Elle était dégagée sur la voie allant d’est en ouest. Il avait fait un passage, ça collait pour se poser si le vent ne soufflait pas trop de travers.

Pas de fumée indiquant qu’il pouvait y avoir des survivants par ici. En réalité, il n’en cherchait pas spécialement mais autant vérifier ça aussi. Difficile d’apprécier le sol, de se rendre compte à 100 mètres d’altitude. D’un autre côté, chercher par la route prendrait très longtemps.

La radio crachota. À Salon-de-Provence, Bernard avait branché le groupe sur l’installation radio de la base et il était en liaison sur 123,5 depuis le départ.

— Kevin, vous me recevez ?

Il pressa le bouton de son manche, relevant le petit micro de son casque devant la bouche. C’était Jacqueline.

— Oui, Jacqueline, et vous ?

Un instant, puis :

— Je vous entends mal, Kev. Vous êtes loin ?

— Non, mais je vole près du sol. Je suis dans la région de Salernes, avant Draguignan. Rien vu encore, je continue. C’est vous qui êtes de garde à la radio ?

— Oui, Bernard bricole, il a une surprise pour vous. Elle avait l’air joyeuse et il s’en trouva réconforté.

Un peu démoralisante, cette quête sans succès. Depuis trois jours, il partait dès le jour à la recherche d’un endroit où s’installer. En attendant, ils vivaient dans l’un des bâtiments de la base qu’ils avaient transformé en camp retranché. Ils y stockaient tout ce qu’ils récupéraient en ville.

Manifestement, il n’y avait personne à Salon-de-Provence et il n’avait pas l’impression qu’il y ait jamais eu de survivants… après. Ils avaient dû fuir très vite. Jacqueline était en train d’amasser des choses auxquelles Kevin n’avait jamais pensé : des stocks de papier et de crayons par exemple.

En revanche, en passant devant un cinéma dont la dernière affiche représentait une scène d’un polar américain avec Clint Eastwood, il avait eu une nouvelle idée. Les armureries ne couraient pas les rues mais il en avait tout de même dégoté une.

Tout au fond du magasin, dans une pièce fermée à clé, il avait trouvé un lot de fusils à pompe. Il avait demandé à Bernard de scier les canons de quatre armes et d’emmener le reste. Raccourcis, les flingues ne mesuraient plus guère que soixante centimètres. Ça ne modifiait en rien le système de réarmement mais le flingue devenait beaucoup plus redoutable.

Il en avait embarqué un avec lui et demandé à chacun d’en avoir un en permanence près de soi.

Draguignan… Il vira au nord et continua sa route. Toujours rien. Il s’efforçait de suivre de petites routes, d’abord pour ne pas se perdre dans une région qu’il ne connaissait pas et puis parce qu’il fallait un accès aisé, au sol, sinon ça ne servirait à rien.

Un coup d’œil au niveau d’essence. Ça commençait à baisser. Il décida de faire demi-tour et prévint Jacqueline par radio. Maintenant, la liaison était presque inaudible pour elle et il grimpa à 1000 mètres. Là, c’était bien meilleur.

Pour le retour, il remonta jusqu’au Verdon. À plusieurs reprises, il vit de petites taches, au sol, et descendit. C’étaient des animaux, des petits troupeaux, de moutons en général. Mais il vit aussi quelques chèvres.

Dans la région d’Avignon il crut voir une voiture. Le temps de faire demi-tour et de descendre, il n’y avait plus rien. Il avait dû se tromper.

À dix heures et demie, il posait les roues à Salon. Il allait refaire les pleins et manger un peu avant de repartir. L’avion stoppé près du bâtiment, il aperçut Jacqueline qui lui faisait signe.

— Venez voir Bernard, dit-elle, l’air amusé.

En arrivant devant la partie ouest de la base, il eut un choc : un engin blindé !

— Qu’est-ce que vous en dites, Kevin ?

La tête du gars apparaissait à l’avant par le trou du mitrailleur. Il se fendait la bouille.

— Bon Dieu, où as-tu trouvé ça ? fit Kevin en se marrant.

— Le détachement de protection de la base. Vous savez, j’ai terminé mon service militaire juste avant les événements. J’étais à Bourges, au Matériel. J’ai travaillé sur ces engins VXB 170 à quatre et six roues.

C’était un quatre roues, transport de troupes ou quelque chose comme ça, avec un grillage devant le pare-brise du pilote et une large lame, genre chasse-neige, devant.

Bernard expliqua qu’il s’agissait en fait d’une lame hydraulique de dégagement pour les troupes de maintien de l’ordre. Il lui fit visiter l’intérieur en passant par la porte latérale. C’était assez grand pour installer deux couchettes au moins et entasser des quantités de marchandises.

— Avec ça on se déplacera peinards, non ? Heureux, le mécano ! Il avait raison d’ailleurs. Une mitrailleuse à l’avant permettrait de se faire respecter et les passagers seraient à l’abri des balles…

— Bravo ! dit Kevin. Il suffit de trouver un bon endroit, maintenant.

— Vous n’avez rien vu ?

— Non. Qu’est-ce que tu fais encore dans ton char ?

— Je termine une petite révision puis j’installerai des mitrailleuses jumelées. J’en ai trouvé. Vous avez besoin de moi ?

Kevin secoua la tête.

— Non. Je vais aller vers l’est et je pousserai peut-être jusqu’à Tarbes.

Vers midi, il décollait de nouveau, songeant qu’il n’avait jamais autant volé en si peu de temps. Conséquence, il avait bien le Rallye en main désormais. Entre Montpellier et Béziers, il se posa sur l’autoroute, attiré par une fumée qu’il avait vue, pas loin.

Pas loin, peut-être, mais encore trop à pied, il s’en rendit vite compte. Il faudrait qu’il charge un petit engin à bord pour être assez mobile une fois au sol. Il se borna à grimper sur une petite hauteur à cinq cents mètres de l’autoroute et d’observer à la jumelle. Rien. Il y avait en effet une fumée, mais on ne distinguait rien d’autre.

Il décolla avec précaution. Finalement, la voie n’était pas tellement large et il ne restait pas grand-chose au bout de chaque aile. Il songea qu’il devrait repérer les sections plus dégagées et les souligner sur sa carte.

À trois heures, il atterrissait à Tarbes sans avoir rien vu. Son moral était de plus en plus bas. Apparemment, les survivants n’étaient pas nombreux dans le Sud. La 4 L voulut bien démarrer et il se dirigea vers le village de Paul, son nouveau canon scié à pompe à côté de lui et un autre flingue, intact lui, à portée de la main.

Il roulait prudemment, regardant dans les champs. C’est comme ça qu’il les vit, autour d’un tracteur. Il stoppa et se dirigea vers eux, le canon scié à la main.

— Alors vous êtes revenu ?

Pas l’air tellement aimable, le gars qui lui adressa le premier la parole. Le groupe était silencieux. Il y avait là une douzaine de personnes, dont plus de la moitié de femmes.

— Bonjour, renvoya-t-il. Comment ça se passe chez vous ?

— Ah bon, vous êtes au courant ?

Que s’était-il passé ici ? Sans savoir pourquoi il ne dit pas le contraire, silencieux.

— Vous êtes passé au village ? reprit l’autre.

Kevin regarda les visages autour de lui. Personne ne paraissait très joyeux.

— Pas encore.

— Ils doivent y arriver, lâcha le gus. Elle a pas volé ce qui lui arrivera.

— Paul est là-bas, il fit, pour dire quelque chose.

— Bien sûr.

Kevin hocha la tête, salua tout le monde et revint vers la voiture.

Un quart d’heure plus tard, il était au village. Il y avait du monde dehors et ça discutait dur. Curieux qu’ils ne soient pas aux champs à cette heure. Il salua la jeune femme qui avait pris l’enfant l’autre jour, après l’attaque des chiens. Des éclats de voix venaient de la grande maison où il avait dormi et il entra.

Quatre hommes et trois femmes étaient à l’intérieur. Et ça gueulait.

— … pas le droit, tu entends, pas le droit ! criait un jeune type.

Une jeune femme aux magnifiques cheveux bruns, le visage harmonieux, âgée d’une vingtaine d’années, était debout au bout de la grande table, rouge de colère.

— Et la liberté, hurla-t-elle à se casser la voix, vous vous souvenez de ce que ça veut dire aujourd’hui liberté, non, bien sûr, vous êtes trop bornés, persuadés d’avoir raison.

— Et qui c’est qui t’a nourrie ? Hein, qui c’est ?

— Salut ! lança Kevin.

— Ah ! vous voilà, vous ! jeta l’un des passagers de la bagnole de l’autre jour. Qu’est-ce que vous voulez cette fois ?

— Eh ! je ne vous ai rien fait, alors ne mordez pas ! Paul apparut à une porte, reconnut Kevin et fit un signe de la main.

— Vous tombez mal, dit-il, on a un problème. Il se tourna vers ses amis.

— Enfermez-la dans la resserre, on ne juge pas sur le coup de la colère. On avisera plus tard. Et puis il y a du travail dans les champs.

Un grand type saisit le bras de la fille et la fit sortir. Les autres suivirent doucement en râlant.

Paul prit deux verres sur un meuble et les remplit d’anis qu’il allongea d’eau.

— Santé, fit-il. À des jours meilleurs.

Kevin leva son verre et but un peu.

— Elle a foutu la merde, lâcha Paul avec un geste de la main vers la porte. Je sentais que ça n’irait pas avec elle. Trop indépendante pour vivre ici. À chaque fois qu’on a eu des décisions à prendre elle votait contre et s’est mis la communauté à dos. Il y a des gens qui ont le génie pour ça.

— Vos amis ont l’air très montés.

Paul haussa les épaules.

— Je l’ai prévenue pourtant. Elle aurait dû s’y prendre autrement, pas les heurter de face. Mais c’est une citadine et elle réagit en citadine.

— C’est pas votre cas à vous aussi ?

— Moi, je suis ingénieur agronome, j’ai l’habitude de la campagne. Les paysans sont comme les plantes, il faut les manier avec souplesse. Vous savez, tout n’a pas été facile au début ici, ils en ont vu de dures. Pas étonnant qu’ils veuillent se protéger. Un comportement comme le sien est dangereux pour une communauté.

Kevin montra son étonnement.

— Disons qu’elle sème le désordre, expliqua enfin Paul. Elle veut que chacun prenne la part de travail qui lui « convient ». Ça veut dire plus d’organisation du travail et des efforts anarchiques. Ça veut dire aussi des champs peu surveillés, mal entretenus, enfin la pagaille. Elle a formé un petit groupe autour d’elle. Deux ou trois autres jeunes qui n’ont pas voulu aller travailler aujourd’hui. On ne pouvait pas laisser passer. Les gars se sont fâchés. Ses copains ont fini par s’incliner mais pour elle il fallait sévir.

— C’est ce que vous pensez ? demanda Kevin, l’air sceptique.

— Ce que je pense n’a pas d’importance… En fait cette fille n’est pas faite pour notre genre de vie… et Je la comprends. Mais il y a le village et elle représente, c’est vrai, un danger pour nous en voulant, disons contaminer des jeunes. Nous avons choisi de survivre par la terre, chacun doit l’accepter. Elle ne veut pas plier.

— Qu’allez-vous lui faire ?

— Si je le savais ! Les gars en ont tellement marre qu’ils voulaient commencer par lui raser la tête, tout à l’heure.

— Et vous allez laisser faire ça ?

Kevin était scandalisé.

— Ça n’a pas des relents de règlements de compte de Seconde Guerre mondiale, pour vous ? Bon Dieu, des sauvages ont fait des choses de ce genre à la Libération et ce n’est pas à notre honneur d’êtres humains, non ?

— Mais je le sais bien, j’essaie de les calmer, vous l’avez bien vu… Quoi faire, je me creuse le crâne… Ils vont la faire passer en jugement devant tout le village !

Kevin se leva et se mit à marcher dans la pièce, écœuré.

— Mais enfin tous les êtres humains ne sont pas sur le même moule ! Cette intolérance…

— Elle aussi, remarquez, montre de l’intolérance en refusant de s’incliner et surtout en groupant des gens autour d’elle.

C’était vrai, bien sûr. La jeune femme de l’autre soir devait être Tune des « complices »…

— Et ceux de son groupe, que sont-ils devenus ?

— Ils se sont donc inclinés et sont repartis aux champs.

Kevin était navré de ce qui se passait ici. La seule communauté organisée montrait déjà qu’on revenait à un cadre de vie stricte, des lois bientôt ?

— Cette histoire laissera des traces, quoi que les autres décident quand ils la jugeront, reprit Paul. Et j’appréhende ce tribunal. C’est un précédent, vous comprenez ?

Et combien. Bientôt celui dont le rendement baisserait risquait de se retrouver devant le même tribunal et le pli est vite pris.

— Dites… je pense à une solution…

Paul avait redressé la tête, regardant Kevin.

— … Vous m’aideriez ?

— Si je le peux, dit Kev.

— Imaginons, je dis bien imaginons, qu’elle s’évade. Elle est actuellement enfermée. Imaginons que vous l’emmeniez.

— Ce n’est peut-être pas un cadeau que vous me faites.

— Elle n’est pas mauvaise, seulement indépendante.

— Je suppose que je ne pourrai plus remettre les pieds ici ensuite.

— Je parlerai aux autres. Je suis sûr qu’ils seront assez heureux d’en être débarrassés pour ne pas vous en vouloir. Quand ça se sera tassé, je mettrai un signal à l’aérodrome. Tenez, je déplacerai l’avion immobilisé, ça voudra dire que vous pouvez revenir. Enfin si vous le voulez.

Kevin réfléchissait rapidement, revoyait la fille tout à l’heure, tremblante de fureur. Il aurait préféré emmener celle de l’autre nuit qui paraissait plus calme. Mais laisser se dérouler ce procès ridicule… Il prit sa décision.

— Ça va. Comment voulez-vous procéder ?

— Merci, mon vieux, vous m’enlevez un sacré poids ! Je vais vous l’amener au premier virage en partant, ensuite filez. OK ?

Kevin hocha la tête et se leva. Cinq minutes plus tard, il stoppait la voiture après le virage et faisait mine de regarder sous le capot. Cette petite comédie lui paraissait ridicule.

— Hep !…

Paul était là, de l’autre côté d’une haie. Il lui fit signe d’attendre et ouvrit la portière arrière gauche.

— Venez.

Une silhouette déboula et s’engouffra dans la voiture. Kevin rabaissa rapidement le capot et se mit au volant.

— Ne bougez pas, souffla-t-il, restez au sol, ça ira ?

— Oui, souffla la fille, depuis l’arrière.

Il avait envie de conduire vite, mais se força à rester à 60. Il passa devant deux petits groupes qui chargeaient la remorque d’un tracteur et craignit un instant qu’ils ne veuillent lui parler.

Tout se passa bien, pourtant, et il déboucha sur le terrain.

L’avion. Il fallait refaire les pleins. Il se maudit de ne pas l’avoir fait à l’arrivée.

— Mettez-vous dans le hangar et regardez si personne ne vient, lui lança-t-il, je dois mettre de l’essence dans les réservoirs et il y en a pour un moment. Si du monde arrive, cachez-vous dans un appareil du hangar…

Elle ne répondit pas mais fila se mettre à l’abri. Il fît aussi vite qu’il put, mais il était cinq heures quand enfin il revissa les bouchons.

Un coup d’œil alentour. Rien.

— Venez maintenant.

Elle déboucha du hangar et fonça vers le Rallye. Il fit une check-list rapide et démarra le moteur. Si la fuite avait été repérée ils n’allaient pas tarder à arriver. Il desserra les freins, décidant de laisser chauffer le moteur en roulant doucement vers le bout de piste. Elle cherchait la ceinture et il lui montra comment la mettre en place.

Le bout de piste. Les aiguilles étaient dans le vert. Merde… le vent avait tourné. Il était au mauvais bout de la piste. Tant pis, avec une longueur pareille, le décollage serait plus long mais devrait coller. Il mit les gaz.

Au bout de deux cents mètres, le Badin indiquait seulement 60 km/h et l’appareil restait résolument au sol alors qu’il aurait dû être en vol… Le vent devait être plus fort qu’il ne le pensait. Et la vitesse augmentait si lentement… Il jura intérieurement. 80… 85… 100. Les roues parurent toucher le sol plus légèrement ; il tira doucement sur le manche. Comme à contrecœur, le Rallye se souleva. Au ras du sol il prit davantage de vitesse. À 120, Kevin entama un virage de 180° pour venir face au vent et la vitesse chuta à 110. Mais maintenant, c’était la pente normale de montée et il souffla.

À 4000 pieds, il se détendit vraiment et regarda sa passagère qui avait les yeux fermés.

— Pas bien ? cria-t-il en se penchant vers elle.

Elle ouvrit les yeux.

— Au contraire…

Il hocha la tête et revint au tableau de bord. Avec l’atmosphère qui régnait tout à l’heure il ne l’avait pas bien regardée. Il s’apercevait qu’elle était assez jolie. Brune, avec ses cheveux, elle lui rappelait vaguement une comédienne américaine dont il chercha le nom pendant une demi-heure avant de trouver : Katharine Ross !

Ils passaient Montpellier quand elle parla pour la première fois.

— Je n’ai pas pu attendre.

— Pardon ?

Le Rallye a toujours été assez bruyant et il n’avait pas bien compris.

— Je dis que je n’ai pas pu attendre… Et puis j’avais l’impression que vous m’aviez dit de patienter comme ça. Je n’y croyais pas.

Il fut soufflé. Cette fille ne pouvait pas être celle de l’autre soir. Elle dut comprendre sa surprise, s’en amusa.

— Je vous l’ai dit que je ne faisais pas mon âge !

Il secoua la tête puis sourit, plus détendu soudain.

— Excusez-moi…

Elle leva la main.

— Je suppose que lorsque j’aurai des cheveux gris on me donnera enfin mon âge.

— C’est-à-dire ? Enfin aujourd’hui ?

— Vingt-neuf, bientôt.

Il resta la bouche ouverte. Il lui en aurait donné guère plus de vingt et un, vingt-deux à la rigueur…

Elle n’avait pas l’air contente et il se tut prudemment. Du caractère, la jeune personne !

À sept heures et demie, ils atterrissaient à Salon-de-Provence. Si Jacqueline fut surprise elle n’en montra rien. Souriante elle accueillit la fille par une « bienvenue au club » gentille. Bernard avait terminé la remise en état de son engin blindé qu’il avait garé contre une porte du mess des officiers où ils s’étaient installés.

— Comme ça, si on devait fuir rapidement on sort du bâtiment et on entre dans le V.X.B. sans être vus et sans aucun risque. On démarre et on referme la porte du blindé !

Les deux mitrailleuses jumelées pointaient vers le ciel, bandes engagées.

Après le repas, ils s’installèrent dans les grands fauteuils de cuir. L’enfant avait été couché et ils regardaient le soleil se coucher par une large baie.

— C’est là que vous êtes installés ? demanda soudain la fille.

— Provisoirement, répondit Jacqueline. En fait, Kevin cherche un bon endroit.

— Quel genre d’endroit ?

Jacqueline se tourna vers Kevin avec un petit sourire ironique.

— Nous ne savons pas trop. Il dit « tranquille – facilement – défendable – pas – trop – loin – de – la – mer – assez – grand – mais – pas – trop »… Ça vous paraît clair ?

La fille sourit à son tour et son visage changea terriblement.

— En somme vous êtes entre les mains d’un macho ?

— Absolument ! répondit Jacqueline. Nous sommes dominés, terrorisés par un dictateur… Il veut absolument que nous soyons heureux et en sécurité. Alors bon, nous nous inclinons !

Elles avaient l’air de s’entendre et Kev en fut content.

— À propos, comment vous appelez-vous ? demanda encore Jacqueline. Je parierais que cette sombre brute ne vous l’a pas demandé ?

Bon Dieu ! Il se sentit idiot. Pour le fait lui-même et aussi par ce que révélait ainsi Jacqueline. Il se tourna de son côté.

— Je… je suis vraiment difficile à vivre ?

En voyant son air inquiet, elle sourit gentiment et posa la main sur son bras.

— Mais non, Kev, je vous taquinais. Vous êtes le plus merveilleux des compagnons. Vous êtes un perfectionniste et vous voulez toujours faire le mieux possible, alors vous réfléchissez beaucoup et vous perdez un peu le sens des réalités quotidiennes. Mais je sais très bien que ce n’est pas de l’indifférence, au contraire… Nous vous aimons beaucoup, Kev.

— Je m’appelle Stéphanie.

Il y eut un petit silence, chacun s’habituant à ce nouveau nom. Puis elle reprit :

— Une soixantaine de kilomètres de la mer, c’est trop loin ?

— Non, pas forcément, fit Kevin un peu surpris.

— Je connais un petit village entre Draguignan et Grasse, enfin un peu au nord. Il y a une falaise d’un côté et la route d’accès de l’autre. C’est un cul-de-sac. Le sol n’est pas très plat, remarquez.

— Il y a de l’eau ?

Elle réfléchit.

— Il y en avait, bien sûr, mais maintenant je ne sais pas.

— Nous irons voir ça, demain matin si vous le voulez bien.

— N’oubliez pas qu’il faut aller prendre un trousseau en ville pour Stéphanie, intervint Jacqueline.

— Un quoi ?

— Un trousseau complet, faire du shopping en somme. Vous verrez, c’est très amusant.

— Ce sera l’occasion d’essayer le blindé, dit Bernard.

À six heures et demie, le lendemain, Kev décollait le Rallye. Stéphanie était installée en place droite. Elle paraissait plus détendue que la veille. Kev n’avait posé aucune question sur ce qui s’était passé au village. Elle en parlerait si elle en avait envie.

Il monta assez haut et prit le cap 90, le soleil dans les yeux. Pas confortable.

— Vous voulez essayer ? dit-il en montrant les commandes.

— Je peux ?

Il hocha la tête, lui montrant le manche.

— Vous poussez, ça descend ; vous tirez, ça monte. À droite et à gauche, ça incline.

— Et pour tourner ?

— À la fois le pied et le manche du même côté. Le pied, c’est le gouvernail.

Elle prit doucement le manche, allant chercher le palonnier en tâtant prudemment avec les pieds.

Pour lui montrer, Kevin fit bouger les commandes et l’avion se mit à danser un peu. Puis il le remit en ligne de vol.

— Voilà, tenez-le comme ça, c’est impeccable.

Il fit mine de garder les mains sur le manche alors qu’en fait il la laissa faire. Au bout d’une minute l’appareil commença à s’incliner sur la gauche en glissant un peu. Normal, elle refusait inconsciemment le vide de son côté. Il rétablit l’horizontale doucement Elle le sentit et se tourna.

— Pas douée, la petite !

— Je ne sais pas. Il est trop tôt pour le dire.

Elle le regarda longuement.

— Vous êtes un homme étrange, Kevin. Pas de fioritures avec vous. Un autre m’aurait dit que ce n’était pas mal, aurait essayé de me réconforter. Pas vous. Ce n’est pas de la brutalité… de la franchise peut-être ?

Il inclina la tête.

— Je suppose que oui. Tout au long de ma vie, dans mon foutu métier, j’ai vu les gens faire un cinéma invraisemblable. Ça me hérissait et je réagissais… Je n’avais pas que des amis ! Pour moi une chose est bonne, acceptable ou non. Pas « intéressante », « magnifique mais… » ou « fabuleuse et irréaliste ».

— Vous avez dû souffrir de cette ambiance ?

— La pub, le journalisme et le show-business sont des mondes très artificiels où il faut faire du cinoche pour réussir. Je ne m’y suis jamais résolu… On penche à gauche, ramenez un peu le manche à droite… Un peu le pied aussi, jamais l’un sans l’autre.

Il l’aida et elle fit une petite grimace amusante. Elle avait un visage très expressif, dont elle se servait bien. Il se dit qu’elle était assez jolie mais qu’elle avait surtout beaucoup de charme, ce qui est encore plus important.

Il regarda le sol, repérant l’autoroute qu’ils avaient longée sur la gauche.

— On arrive sur Draguignan, à partir de maintenant vous me guidez, je vais descendre.

Il réduisit les gaz, tirant le réchauffage carbu, encore qu’avec cette température les risques de voir givrer le carburateur étaient nuls, et poussa sur le manche. À cent cinquante mètres du sol, il se remit en palier.

— Là, suivez cette route, fit-elle, le bras tendu. Il inclina l’appareil pour prendre le nouveau cap au nord-est.

Cinq minutes plus tard, elle se dressait.

— Le voilà, ici je crois.

Il tira sur le manche pour faire baisser la vitesse et sortit les volets, juste 8-10 degrés, et recommença à descendre. On voyait bien une petite route quitter une vallée pour grimper vers une sorte de plateau assez grand. Il l’estima à plus de mille mètres de long et presque autant de large. Le village se trouvait à une extrémité, les maisons serrées les unes contre les autres, au bord d’un à-pic. Il fallait voir ça de plus près, Il descendit encore en s’éloignant pour revenir par la vallée, sous le niveau des maisons. De là on voyait mieux le relief.

À 130 au Badin il longea la falaise, perpendiculaire. De ce côté, le village était bien protégé, effectivement. Il remit de la puissance pour remonter vers le plateau qu’il survola à vingt mètres d’altitude seulement. Une sorte de longue plaine sans obstacle majeur. Des pierres, mais il devait être possible d’atterrir. Et pour le décollage, avec la pente pas de problème, du moins apparemment. Il songea à sa passagère. S’il était seul, il tenterait le coup.

— Je pense qu’on peut se poser, mais il y a un certain risque. Vous voulez qu’on revienne par la route ?

Elle le dévisagea.

— Vous êtes prêt à le courir ?

— Oui, mais…

— Alors allez-y.

Il finit par hocher la tête.

— D’accord. On va descendre rapidement, ne vous inquiétez pas.

Elle sourit, vaguement amusée. Il regarda à nouveau le sol. Voyons, le vent était de sud-ouest, donc il fallait passer au-dessus du village pour virer à gauche…

Le Rallye se présenta assez bas, guère plus de cinquante mètres au-dessus des maisons, volant à 110 km/h… Un virage, Kevin redressa en s’alignant sur l’axe qu’il avait choisi, un peu à gauche d’un groupe de rochers, puis pressa la commande de volets. Le Rallye plongea vers le sol.

Du poignet, Kevin l’empêchait de prendre de la vitesse, juste 100 au Badin. Le sol… Il cabra la machine au maximum, refusant le contact… Les roues touchèrent. Il commença à freiner, gardant le manche au ventre… Le nez retomba un peu brutalement, mais la roulette avant parut supporter le choc. Cinquante mètres plus loin, il s’arrêtait.

— Vous savez vous servir d’un fusil ? demanda-t-il à la jeune femme dès qu’ils furent à terre.

— Non, mais je peux apprendre.

Avec son mètre soixante elle n’était pas frêle mais le recul, à l’épaule, lui poserait des problèmes. Il lui donna un « canons Sciés » à pompe et lui montra comment faire glisser le levier d’armement, sous le canon, pour réarmer et où se trouvait la sécurité. Par prudence il la mit en place. Puis il prit son fusil, le ceinturon qu’il enlevait en vol, et ils se dirigèrent vers le village, à plusieurs centaines de mètres.

Les maisons paraissaient en bon état. Pas nombreuses d’ailleurs, juste une trentaine, avec un petit café et une terrasse donnant vers le sud et la vallée et deux ou trois boutiques, apparemment.

Au bout, un peu à l’écart, une fosse avait été creusée pour brûler des corps. L’odeur était encore pénible mais il suffirait de la boucher. En tout cas, il ne trouva aucun corps dans les maisons. Ici, où tout était propre, le sentiment d’être un intrus était plus fort, l’isolement aussi.

Pourtant ça paraissait un bon endroit où s’établir. Sûr, en tout cas. La route montait directement vers le village et était commandée depuis celui-ci. Il suffirait de placer un blindé pour la tenir en enfilade. Et l’autre côté du plateau, avec ses éboulis, n’était pas d’un accès commode. On pouvait y passer, bien sûr, mais à pied et il y avait une sacrée distance à découvert pour arriver au village. Des armes automatiques en interdiraient le passage facilement. Plus il y pensait, plus Kevin se disait que le coin était convenable.

En outre, Draguignan n’était pas loin pour aller chercher ce qu’il fallait dans les magasins. Il faudrait monter des citernes de carburant et il y aurait le problème de l’eau. Il avait vu, peu avant l’atterrissage, une sorte de puits de l’autre côté du plateau. Peut-être serait-il possible de construire une conduite pour amener l’eau jusqu’ici ?

Il frotta du bout de sa botte le sol à la végétation maigriotte.

— Ah ! ce n’est pas un pays de culture, fit la voix de Stéphanie, derrière. On fait plutôt de l’élevage.

Ce fut un déclic dans son crâne. De l’élevage… Il devait bien rester des moutons quelque part. Il suffirait de les embarquer dans un camion et de les amener ici. Sur le plateau ils trouveraient à manger. Des chèvres aussi ! Et des poules et des lapins. Ça, les lapins, pour en capturer…

En fait, on pourrait même amener une ou deux vaches. L’élevage n’est sûrement pas plus facile que la culture, aussi contraignant en tout cas si ce n’est plus, mais peut-être moins ingrat ? Le gamin pourrait garder les bêtes d’ici peu. N’importe qui aussi d’ailleurs.

— Eh bien ! quand vous réfléchissez ça fume ! Stéphanie le regardait, franchement amusée.

— Excusez-moi, je pensais à tout ce qu’il faudrait faire pour vivre ici. On est assez haut, il ne fait pas froid l’hiver ?

— Je n’en sais rien, je n’y suis venue qu’une année, en vacances. On a passé trois jours à l’hôtel, là-bas.

— Ça va peut-être vous rappeler des choses, alors ? Elle posa une main sur son bras.

— Merci d’y penser… Vous êtes vraiment un drôle de type, elle a raison, Jacqueline ! Mais pour ça, non, ce n’est pas grave… Pour tout vous dire j’étais là avec un garçon que mes parents voulaient me faire épouser. On est venu faire un essai en quelque sorte. C’était un type bien. Il y en a… Enfin bref ça n’a pas marché et on est reparti soulagé d’avoir échappé à un échec. N’en déduisez tout de même pas que j’aie passé ma vie avec des garçons.

— Mais… je ne juge pas… Enfin c’est votre vie. Elle rougit violemment, porta une main à son visage et se tourna sèchement. Il fut d’abord surpris puis sourit. Orgueilleuse, la dame ! Il comprenait cela, lui aussi en avait une bonne dose.

— Stéphanie…, dit-il doucement.

Elle revint à lui.

— Quoi !

C’était parti brutalement.

— Je crois qu’on peut s’installer pour vivre en paix ici mais je voudrais votre avis. Est-ce que vous pourriez vivre dans ce village, vous ne pensez pas qu’on risque de se sentir très isolés ? Le bord de mer ne serait pas mieux ?

Elle réfléchit, se calmant aussitôt.

— C’est vrai que la mer a plus de charmes, qu’on peut en vivre avec la pêche… Enfin on pourra quand les poissons reviendront, il n’y en a plus guère… mais pour l’instant c’est peut-être ici qu’on est le plus en sûreté. Et puis rien n’empêche d’installer aussi un coin au bord de la mer. Les Issambres, Saint-Raphaël ne sont pas loin. Nous sommes libres, n’est-ce pas ?

— Plus ou moins… Il y aura des animaux, il faut de la viande pour se nourrir. Il faudra bien s’en occuper.

— Oui, évidemment. Vous voulez qu’on s’installe à Port-Grimaud ? D’accord, c’est joli mais… enfin je ne sais pas si d’autres n’auront pas la même idée.

Elle avait sûrement raison. Les régions connues comme Saint-Tropez seraient des buts pour beaucoup de survivants et probablement pas les meilleurs.

— On n’est pas si loin de la Camargue, reprit-elle, il doit bien être possible d’attraper des chevaux… J’aimerais bien monter. Et puis ça pourrait être utile, vous ne croyez pas ?

Elle avait raison encore une fois. Des chevaux donneraient une certaine autonomie et prépareraient l’avenir, quand il n’y aurait plus d’essence… Ça arriverait forcément un jour. Et les véhicules ne seraient pas seuls en cause. Les groupes électrogènes ne fonctionneraient plus. Il faudrait trouver un technicien capable de monter des éoliennes pour alimenter un réseau de lampes mais aussi des réfrigérateurs par exemple.

En fait, il faudrait recenser les survivants pour évaluer ce que l’on pouvait encore faire, protéger des spécialistes dans des domaines importants. Et trouver le moyen de leur faire transmettre leur savoir… Oui, il serait urgent de protéger les enfants actuels qui formeraient le tampon avant la prochaine génération, issue véritablement, elle, des survivants.

— Alors ?

Stéphanie avait l’air de s’impatienter.

— Je réfléchissais à tout ce qu’il faudrait faire, pour sauver tout ce qui en vaut la peine. Il y a tant de travail. Vous ne connaissez pas d’ingénieur électronicien, vous ?

— Non, dit-elle étonnée. Pour quoi faire ?

Il lui parla des éoliennes pour faire du courant électrique, de maison solaire…

— Au stade où nous en sommes, nous devons trouver, du vivant de notre génération, toutes les applications de la science utile à la vie.

Elle secoua la tête en faisant une petite grimace amusante.

— Eh bien…, je passe d’un groupe revenu à la civilisation agraire à un autre qui vit avec trente ans d’avance… Pas de juste milieu avec vous.

— Je ne peux pas me résoudre à perdre le travail de millions d’hommes, leur génie créateur. Que l’on perde des choses comme la pub je m’en fous, mais la Connaissance ça me terrorise… L’art, nous le recréerons, la technologie, ça, c’est important, du moins ses applications.

— Mais pratiquement comment voyez-vous ce que nous allons faire ?

— Vous savez conduire ?

— Décidément… oui, je sais conduire. Pourquoi ?

— Je vais demander à Bernard de remettre en état deux autres blindés. Nous les chargerons de matériel et on les amènera ici par l’autoroute. Elle est à peu près dégagée et on se fera un passage, au besoin. Ensuite je chercherai des bêtes pour organiser notre vie. Après seulement je me mettrai au travail.